C’est une étendue d’eau de 800 kilomètres, devenue l’une des plus grandes décharges sous-marines d’Europe. À la sortie de Lyon, là où la Saône termine sa course, 900 microplastiques transitent chaque seconde dans le Rhône. Un phénomène aux répercussions environnementales immédiates, dû en grande partie à la surproduction du plastique à l’échelle mondiale. À Lyon, face à l’absence de solution globale, acteurs politiques et associatifs se retrouvent réduits à un rôle de spectateurs quasi impuissants.
Le soleil peine à se refléter dans l’eau trouble des bords du Rhône, en cette matinée de printemps. Loin du bleu des bandes dessinées, le fleuve qui traverse Lyon semble bien mal en point, enveloppé par endroits dans une vase verdâtre à l’odeur nauséabonde.
Pourtant, quai Gailleton, à quelques centaines de mètres de la place Bellecour, une cinquantaine d’enfants ont les yeux rivés sur le cours d’eau. Ils participent à une opération de sensibilisation de Diving for Future, une association environnementale lyonnaise qui s’est donnée comme mission de nettoyer le fleuve. Depuis quatre ans, à raison de trois à quatre fois par mois, des bénévoles y plongent pour traquer les déchets plastiques.
Une « nécessité », affirme Julien Cottart, leur président. En quelques décennies, le Rhône est en effet devenu l’une des plus grandes décharges sous-marines du pays, d’après la fondation Tara Océan.
La cause : un flot de plastique, qui jonche le fleuve sur ses 812 kilomètres de long, de la Suisse à Marseille. Une pollution diffuse, déjà « très importante à Genève », selon Jean-François Ghiglione, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Mais accélérée à Lyon, terre industrielle, où l’un des principaux affluents du Rhône, la Saône -déjà fortement polluée-, finit sa course. À la sortie de la ville, « 900 microplastiques s’écoulent dans le Rhône chaque seconde », pointe du doigt Jean-François Ghiglione, dans une étude publiée en avril dernier.
Un chiffre « alarmant », près de « quatre fois supérieur à celui de la Seine », pour des morceaux de plastique invisibles à l’œil nu -ils mesurent moins de cinq millimètres-, provenant à la fois de « l’activité industrielle » et des « activités domestiques quotidiennes ».

Leur destination finale ? La Méditerranée, mer la plus polluée du globe, selon le Fonds mondial pour la nature (WWF). Une pollution aux conséquences directes, tant sur la faune et la flore que sur la santé humaine. Les plastiques jouent un rôle « d’éponges à polluants », d’après un récent rapport de la Fondation Tara Océan. « Tout cela rentre ensuite dans la chaîne alimentaire, même dans les plus petits organismes », alerte Jean-François Ghiglionne. Et finissent, in fine, dans le corps humain.
La dépollution du Rhône : un coup d’épée dans l’eau
De quoi jeter l’éponge ? « Absolument pas », affirme Julien Cottart. Depuis la barre de son bateau pneumatique, le bénévole de Diving for future pointe du doigt les ponts lyonnais, symboles selon lui de la transformation du Rhône en cimetière pour déchets. « C’est assez effarant de voir ce qu’il y a en dessous. À chacune de nos sorties, nous remontons jusqu’à trois tonnes de plastique. » Une « arme colossale » selon lui, pour sensibiliser le grand public aux questions environnementales.
Une « goutte d’eau », corrige le scientifique Jean-François Ghiglionne, pour dépolluer véritablement le Rhône. « En comptabilisant tous les types de plastiques, ce sont des dizaines de milliers de tonnes de déchets qui se déversent depuis le Rhône dans la Méditerranée », indique-t-il. Un problème impossible à endiguer d’après lui, au travers d’actions éparses de dépollution. « Il faut arrêter avec les fausses bonnes solutions ». Rangez, de fait, zodiac et tenues de plongée. « La seule solution, c’est de couper le robinet, en réduisant de 70 % la production de plastique dans le monde ».

Une sacro-sainte industrie
Difficile, au niveau local. Car en quinze ans, la production de plastique a été « multipliée par deux » au niveau mondial, se désole Jean-François Ghiglionne. Et la région lyonnaise, pourvoyeuse historique d’entreprises de l’industrie chimique est loin d’être épargnée. En quatre décennies, près d’une tonne de microplastiques s’est accumulée par hectare dans les sédiments du Rhône en aval de Lyon, selon une étude de l’Ecole de l’aménagement durable des territoires (ENTPE), publiée en 2024 dans Environmental Pollution.
Une pollution issue notamment de l’industrie, « responsable d’un quart des déversements directs » dans le fleuve, affirme la Métropole de Lyon. « Il y a des intérêts économiques difficiles à combattre », reconnaît Anne Grosperrin, vice-présidente (Les Écologistes) chargée de la préservation des milieux aquatiques et de la ressource en eau pour la Métropole.
Ces entreprises reconnaissent-elles leur implication dans cette pollution ? Tentent-t-elles d’endiguer le problème ? Impossible de le savoir. Contactés, Arkema et Elkem, deux mastodontes du secteur, n’ont respectivement pas voulu et pu répondre à nos questions. Ils ont toutefois adhéré à une initiative de la Métropole de Lyon visant à imaginer, au travers d’un manifeste, une future industrie « écologiquement responsable. » En clair, une liste de grands principes non contraignants.
Une bombe à retardement
Pas de quoi rassurer Anne Grosperrin. « Cette pollution, c’est une vraie bombe à retardement. Notre marge de manœuvre pour forcer les industriels à agir est limitée. » D’après l’élue, sans grandes lois nationales sur la question le combat pour réduire la production de plastique pourrait « prendre des décennies ». Au niveau européen, divers règlements ont été adoptés ces dernières années pour limiter la présence de microplastiques. Figure de proue de cette législation : le plan zéro pollution vise à réduire de 30 % la quantité de microplastiques rejetés dans l’eau d’ici à 2030. Pour ce faire, des restrictions ont été prises à l’encontre de certaines filières industrielles, notamment celles produisant des cosmétiques. Sans grand changement dans l’immédiat, d’après les premières données scientifiques. Une proposition de résolution similaire est actuellement étudiée à l’Assemblée nationale.

En attendant, la Métropole de Lyon concentre ses efforts sur des actions de sensibilisation citoyenne, ou de lutte contre la pollution issue des activités quotidiennes. Écriteaux apposés sur les trottoirs pour alerter sur la pollution du Rhône, sensibilisation des enfants, tendance de réduction des plastiques à usage unique dans les services métropolitains … Des petits pas, faute de mieux. « Pour le moment, c’est difficile de faire plus », reconnaît Anne Grosperrin.
Une voie d’eau nommée justice
Comment inverser la vapeur ? Une brèche existe : la reconnaissance d’une personnalité juridique pour le Rhône. En clair : permettre au fleuve de disposer de droits, d’être défendu devant la justice … Et surtout, d’attaquer ceux qui lui font du mal. « Certains l’ont bien fait ailleurs », note le scientifique Jean-François Ghiglionne, évoquant notamment l’Inde et le célèbre fleuve du Gange. En France, des réflexions similaires émergent sur certains cours d’eau, notamment la Loire ou le Rhône. « On y travaille, mais cela va prendre beaucoup de temps, indique Anne Grosperrin. Il faut gagner le combat pour décrocher une personnalité juridique, puis celui pour reconnaître la responsabilité des industriels ».

La route est longue, avec un préalable essentiel : faire évoluer le droit français et suisse, qui ne permet pas à l’heure actuelle d’accorder une telle reconnaissance. À Lausanne, le mouvement citoyen L’appel du Rhône tente de faire bouger les choses, au travers de rassemblements et d’appels à signatures. Certaines collectivités, comme la ville de Lyon, les ont rejoints.
Le temps presse. D’ici 2050, la masse de plastique devrait doubler dans la Méditerranée, et égaler le nombre de poissons vivant dans l’eau, selon la Fondation Tara. « On a besoin de donner une personnalité juridique à l’environnement, de considérer cette entité comme les humains », insiste Jean-François Ghiglionne. L’occasion, surtout, « d’imposer la question du plastique dans le Rhône dans le débat public », souligne Anne Grosperrin.
Une source de changement
En attendant, un autre combat doit continuer à être mené : l’éducation. « Il faut remettre en question le comportement des consommateurs », exhorte Jean-François Ghiglionne. « Nos poubelles débordent, le recyclage ne fonctionne pas, la consommation de plastique à usage unique explose. Les gens doivent entendre les messages d’alerte des scientifiques ».
Après une heure de sensibilisation sur le quai Gailleton, la mine des jeunes Lyonnais reste grave face à l’amas de déchets présenté par l’association Diving for Future. La pêche du jour a été malheureusement fructueuse : des trottinettes électriques, de vieux vélos et des portables gisent au bord de l’eau. « C’est vraiment dégoûtant », confie Louis, un collégien de 12 ans. Une récolte banale pour Diving for Future. « Notre plus grand rêve serait de fermer l’association », espère Julien Cottart, son président. Un horizon lointain.